Alexandre a grandi à Saint-Etienne, mais dans le gris du ciel, il voyait Marseille, où vivait déjà une partie de sa famille. Il savait qu’elle était faite pour lui, cette ville à part. Cette ville excessive et enjôleuse qui lui faisait de l’œil depuis longtemps déjà. Qui sait si ça n’est pas ça, le coup de foudre ? Quittant le foyer à 18 ans, le jeune homme vient y faire des études d’histoire et y trouve des petits boulots dans la restauration. Oui mais. « J’ai eu le choix entre préparer une thèse et devenir restaurateur. J’ai fait mon choix : je voulais prendre part, je voulais faire, concrètement. » Grâce à ses contacts dans la restauration, dans la vie nocturne, ici et ailleurs, il se lance un challenge. En 2019, c’est la naissance de Grisbi. En plein covid, sinon, c’est pas drôle.
Un restau entre deux Marseille
Le Grisbi au départ, c’était un rade, dégueulasse comme on n’a pas idée. Des rats, des cafards, une épaisse couche de crasse dans la cuisine. Ici, on servait surtout du pastis à toute heure. Mais Alexandre a tout de suite vu un potentiel. Un restau avec terrasse, voilà ce qu’il voit dans cette gouge avec un dépôt de ferraille dans une arrière-cour. C’est aussi un lieu coincé entre les rails de la gare Saint-Charles et la fontaine du parc Longchamp. Entre le quartier de la Belle de Mai qui marque le début des quartiers nord et le centre-ville qui se gentrifie à vue d’œil, dans une rue où personne ne s’arrête et que personne ne regarde. Une rue où on ne fait que passer. Alexandre y voit une symbolique toute marseillaise : un endroit de passage, qui ne paie pas de mine, qui intrigue, qui séduit et, finalement, qui rassemble.
Une fois dans les lieux, il faut transformer la citrouille en carrosse. En arrivant, le jeune entrepreneur ne savait pas faire grand-chose, mais les tutos YouTube et son esprit pratique ont pallié les défaillances, et puis les amis étaient autour pour l’aider. Les idées ont fusé ! « On y a mis énormément d’énergie et de folie ! Le simple fait de laver, ça nous a pris un mois et demi, mais une fois la crasse enlevée, on s’est rendu compte que toute la cuisine était quasi neuve ! » raconte le nouveau restaurateur.
Couleurs locales
Une chose est sûre alors : le Grisbi ne sera pas un bar comme il l’était jusque-là. « Je voulais faire de la cuisine », raconte Alexandre l’autodidacte – qui a quand même été sous-chef à Courchevel. Il est donc aux fourneaux, pour rester au plus près de la gestion des stocks, le nerf de la guerre. Et, quand il faut, le soir, s’il y a un événement, il prend le bar.
« Je ne voulais pas du monde de la nuit. Je n’aime pas l’idée que mon business repose sur le fait de vendre de l’alcool. Ce n’est pas ça mon objectif. Je voulais avant tout cuisiner local. » Du local qu’il trouve à la ferme Capri par exemple, et à l’épicerie paysanne de l’autre côté du boulevard, rue Léon Bourgeois. Pas comme au début, où il allait, tous les jours à 7 heures du matin, au marché des Capucins, chargé comme une mule.
« Les premiers plats du Grisbi, honnêtement, ce n’était pas fou, s’amuse-t-il. Avec un peu d’entraînement, ça va plus vite, on prend des automatismes, on repense la carte. Maintenant, ça commence à ressembler à quelque chose ».
La couleur locale, elle est aussi dans la déco. Parce que le Grisbi, c’est vraiment du made in Marseille. À savoir ? Le maître des lieux explique : « je voulais une atmosphère un peu incompréhensible, qui regroupe différents horizons ». Et pour ça, rien de plus simple : il va chez son ami Pakito Bolino, artiste sérigraphe en résidence à la friche en bas de la rue, qui lui dit : « Prends ce que tu veux ». Un peu du bon vieux hip-hop marseillais des années 90 et des clins d’œil antifa, des tomettes au sol et ce vieux lavoir en pierre de Cassis dans la cour. Des plantes un peu partout parce qu’on vit dehors. Et changer, encore. Bientôt mettre le bar ici, des tables là. Rester en mouvement.
Le mélange des gen(re)s
Le Grisbi mélange du monde. Des gens d’ici et d’ailleurs, mais toujours des gens atypiques. On y croise des profs, des artistes, des associatifs, des journalistes… Ceux que certains sociologues appellent « les intellos précaires » et qu’Alexandre voit comme « un truc hybride, artistico-prolo ». Le restaurateur a besoin de se sentir chez lui, dans son univers. Il le voit comme un comportement grégaire, mais dans lequel on retrouve de tout : des intellectuels, du populaire et du costume-cravate. Ah bon ?! Il rigole. « oui oui un peu ! Mais je ne sais vraiment pas comment ils sont arrivés jusqu’ici ! C’est pas comme si je faisais de la pub, ils ont dû franchir quelques barrières ! » Et les touristes ? À moins de s’être perdus, peu de chance de les trouver ici. Mais quand bien même, ils seraient les bienvenus dans ce lieu qui, pour le coup, leur ferait vivre l’expérience Marseille bien plus que sur le Vieux Port.
Les gens qui font le Grisbi, c’est aussi l’équipe hybride, changeante, autour d’Alexandre et des artistes, le plus souvent possible. Ah, et qui, des noms connus ? Non, ou si peu. « Ce qui m’intéresse, c’est de découvrir des talents, de donner leur chance à des artistes qui ont des idées un peu barrées parfois, et une connexion avec le public ». Certains créent leurs instruments, d’autres font de la musique avec les plantes (si si), d’autres encore « brisent ce face-à-face avec le public comme si on était à la messe ». Des musiciens masqués, de l’expérimental et une expérience, peu importe le style.
« Un bordel accepté »
Le Grisbi, c’est l’esprit de famille, le restau de quartier. Avec de la musique et des yeux qui pétillent, des lumières le soir et qui sait, s’il n’y a pas trop de monde, on sortira le barbecue. C’est un esprit guinguette : des identités multiples, de la spontanéité et une atmosphère résolument vintage.
Le Grisbi de « Touchez pas au Grisbi ! » rappelle ces bars populaires de marlou à l’ancienne, où Gabin roulait son accent parisien, mais que ne renierait pas la ville rebelle. C’est aussi un morceau de bagage culturel et social d’Alexandre.
Le Grisbi, un « bordel accepté » tout marseillais : « On fait un peu comme on le sent, mais avec rigueur. Ça a l’air d’être n’importe quoi, mais c’est du travail et c’est propre ». Il ajoute : « Il faut accepter que Marseille parte dans tous les sens. Une fois que c’est accepté, on voit qu’il y a du beau partout ».
Et quand on est attablé là, à la terrasse du Grisbi, ça tombe sous le sens.
Le Grisbi
20, rue Bénédit, 13004 Marseille
https://grisbi-marseille.com/
En discutant de tout et de rien, des plantes et du reste, Alexandre nous a proposé d’aller voir du côté du programme d’inclusion « Mon taf solidaire ». Bien noté !