La belle aventure

Francesca Poloniato, le goût des autres

L’art se nourrit de rencontres. C’est peut-être pour cette raison que Francesca Poloniato est passée du social à la culture. Désormais cheffe d’orchestre respectée et respectueuse du ZEF, scène nationale de Marseille, cette femme de conviction et d’action reste fidèle à son passé d’éducatrice et à ses origines multiculturelles.

La curiosité est loin d’être un vilain défaut  ! Prendre des virages et découvrir des chemins inattendus, c’est un peu ce qui a amené Francesca Poloniato dans les coulisses de la scène nationale de la deuxième ville de France. Arrivée en 2015, elle a réussi le pari de transformer deux lieux, le théâtre du Merlan (dans le 14e arrondissement) et la Gare Franche (dans le 15e) en une scène nationale unique, le ZEF dont elle a fait des lieux de vie autant que de culture. L’union fait la force, voilà le mantra de Francesca et le secret du ZEF dont la notoriété dépasse désormais les frontières de la ville.

Il était une fois en Italie

Bien avant Marseille, déjà, le sud. Car Francesca Poloniato est née en Italie, où elle a passé ses cinq premières années. De sa vie d’alors, elle se rappelle les allers-retours de son père, qui travaillait pour Dim et venait régulièrement en France expliquer à ses collègues ouvriers français comment se servir des machines. « Ma mère était une femme jeune à la forte personnalité, elle lui a dit : soit tu reviens, soit on part ensemble ». La famille (Francesca, son grand frère et ses parents) débarque donc à Nantes, dans un quartier très populaire, pensant y rester un an. Mais dans les années 60, la vie d’une femme dans une grande ville en France n’est clairement pas la même que dans un village italien. Ici, sa mère s’affirme, elle conduit, elle se fait des amies, et n’est pas prête à laisser sa nouvelle liberté.

Le social et le culturel, deux faces d’une même pièce

C’est décidé, Francesca et ses frères grandiront donc en petits Français et apprendront la langue à leurs parents. « C’est l’école républicaine qui m’a fait découvrir le milieu artistique, par le théâtre et la danse » se souvient Francesca. Mais à l’époque, rien ne la destine à faire un métier artistique, car ce qui la porte alors, ce sont les gens, le social. Elle devient éducatrice spécialisée au début des années 80 et le restera une quinzaine d’années. Pourtant, déjà, un fil conducteur relie l’art au social : elle anime des ateliers de danse et invite des artistes à travailler avec elle auprès d’enfants autistes, de jeunes femmes abusées sexuellement, d’ados en foyer… Et puis, le hasard d’une rencontre vient changer sa vie.

« Ma vie est faite de rencontres », dit-elle. Et c’est le lot des gens curieux que de changer de chemin. En 1993, le chorégraphe Claude Brumachon est nommé au Centre chorégraphique national de Nantes. « Il est arrivé avec une pièce qui traitait de l’inceste, j’ai tout de suite voulu y amener les femmes du foyer ». Une claque, qui permet de libérer la parole. « J’ai écrit à Claude Brumachon pour le lui dire et lui demander de venir parler de ses choix, de son travail d’artiste, de ce que c’est qu’un spectacle. À ma grande surprise, il a accepté et on a entamé un travail hebdomadaire de pratique artistique ». De fil en aiguille, Claude Brumachon lui demande de travailler avec lui. Elle hésite, il est confiant : elle y va. Il lui apprend le métier, le réseau, la culture et les relations avec le ministère. Une nouvelle vie commence.

« C’est Marseille qui m’a choisie »

De rencontres en rencontres, Francesca Poloniato trace sa route. Le chorégraphe Didier Deschamps l’appelle au Ballet de Lorraine en 2000, qu’elle quitte en 2011 pour rejoindre la scène nationale de Besançon. « J’avais besoin d’être dans un univers où on accueille, avec des artistes différents et plusieurs disciplines ». Mais à Besançon, la culture sans le social l’intéresse moins. Un appel d’offres tombe alors pour le théâtre du Merlan à Marseille, son mari la pousse à y répondre : « Il avait envie que je me réalise, il m’a beaucoup accompagnée et il continue de le faire ». Direction Marseille où soudain, tout fait sens. Qui d’autre, ici, dans le nord de la ville, que cette fille d’immigrés qui a grandi dans un quartier paupérisé, qui a été éducatrice auprès de mineurs en difficulté, qui a côtoyé tous les publics, qui a mis en place tant de projets, qui a géré des dizaines d’artistes ?

« J’ai besoin de dire bonjour aux gens »

Du ZEF, Francesca Poloniato veut faire un lieu de rencontres, très incarné, où l’humain est central. « Je répète toujours les quatre mêmes mots aux équipes : présence, ouverture, partage, avec. On a besoin de respect, de tolérance, et d’accueil, c’est très important, l’accueil ».

L’accueil, c’est sa présence à presque toutes les représentations. Pour faire corps. Pour être ensemble, pour partager. Qu’est-ce que c’est, la culture, si ça n’est pas du partage ? Elle ajoute : « J’ai besoin de dire bonjour aux gens ». La dynamique qu’elle a mise en place agrège autour d’elle une équipe militante, impliquée et soudée. Pas toujours simple, le collectif, mais pour elle, « c’est grâce à ça que le ZEF brille, grâce à ces gens qui travaillent ensemble, il y a une reconnaissance locale et nationale. »

S’il brille, le ZEF, c’est aussi parce que les artistes ont créé du lien avec le territoire. Pour Francesca Poloniato, les artistes associés doivent garder un pied sur le territoire, au plus près du public. Elle attend d’eux qu’ils restent, s’impliquent après le spectacle ou avant, discutent, échangent avec le public.

Le théâtre, un lieu de vie

Sa définition du théâtre ? « Un lieu de vie rempli d’artistes et d’œuvres, mais aussi un lieu où l’on débat, où l’on parle, où l’on se retrouve. C’est un lien, on contribue à une cohésion sociale. Culture et social sont inséparables ». Le ZEF n’est pas une salle où l’on vient consommer un spectacle, mais vivre des choses avec des gens. La réussite est totale. Cette appropriation du lieu par tous, c’est la plus grande fierté de l’initiatrice du ZEF dont le public, multiple, réunit toute la diversité de la ville. « C’est toute la société qui se retrouve ici », et c’est, affirme-t-elle, grâce au partage et à son envie de travailler « avec » et pas « pour » le public.

Un peu de beau

Une réussite humaine, culturelle, sociale reconnue de tous et qui, en effet, brille dans la région et dans le milieu culturel. Un brillant auquel il ne manque « que le beau » regrette Francesca. Dans le 15e, la Gare Franche est en pleine rénovation. Elle s’enthousiasme : « Ce sera magnifique, une grande bastide avec des jardins partagés. » Et même s’il manque encore des transports pour faire le lien entre les deux lieux, la dynamique est là. Au Merlan en revanche, la situation est plus compliquée. Coincée entre un parking, un centre commercial et une autoroute, la scène nationale de la deuxième ville de France ne paie pas de mine. « On dirait presque une MJC améliorée » s’amuse-t-elle. Elle n’a pas tort. Alors, elle se bat pour que les lieux soient dignes de leur statut, et des gens qui le font : les équipes, les artistes, les habitantes et les habitants. Ensemble.

On a demandé à Francesca Poloniato vers quelle belle aventure elle souhaitait nous diriger… Et c’est lors d’un repas organisé par le ZEF qu’elle nous a présenté Cécile Arnold, cofondatrice d’Opera Mundi.